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Photo du rédacteurYann `Prevost

Procés Crash aérien YEMENIA - PARIS 30 mai 2022 - Plaidoirie pour les parties civiles

Dernière mise à jour : 17 juin 2022


Le 30 mai 2022, après un mois d'audience, et 13 ans de procédure, nous avons eu la charge de plaider devant le Tribunal correctionnel de PARIS pour les parties civiles victimes du crash de la YEMENIA survenu le 30 juin 2009 au large des Comores.


Ce procès pour l'histoire de cette archipel nous a convaincu de rendre public les paroles que nous avions la mission de porter au nom des victimes. L'exercice, hors contexte de l'audience, est délicat car la parole dans un prétoire n'a essentiellement de sens que dans cette enceinte, mais nous croyons que les familles ont le droit de disposer d'un support de ce qui fut l'épilogue de leur combat judiciaire.


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"Madame La Présidente, Madame et Monsieur du Tribunal,

Vous voici convoqués pour jouer la dernière scène du dernier acte de cette pièce dans la pièce.

Dernière scène puisque nous vivons l’épilogue du volet pénal de cette affaire.

Dernier acte car nous sommes placés sur le volet pénal d’un dossier qui a commencé il y a 13 ans désormais.

Et de cette pièce dans la pièce, car si nous avons l’habitude, dans la vie, de jouer des personnages en espérant qu'il s'agit de notre propre rôle, dans l'enceinte de ce tribunal, par un renfort de symboles et de rituels républicains qui fondent notre justice, et devant des ressortissants français et étrangers qui sont ici présents dans le public ou comme parties civiles, nous avons agité nos fonctions, nous avons animé nos robes, nous avons tenté de travailler un texte qui n’est pas le nôtre, une histoire que nous n’avons pas écrite, même si cela fait 13 ans que nous en connaissons les moindres détails, les plus infimes intonations.

Une histoire écrite par Yéménia, qui n’est pas là ; l’auteur est absent.

Certains auteurs, par leur génie manquent, et d’autres par leur faiblesse et leur couardise, révoltent.

Si un mot est à retenir, à mon sens, à l’issue de cette audience et au regard du rôle que nous avons tous ici en porteur de robes noires que nous sommes, il s’agirait de celui de “incarnation” car c’est un défaut d’incarnation qui caractérise le dossier d’aujourd’hui.

Un défaut d’incarnation puisque l’essentiel des corps des passagers n’a malheureusement pas été retrouvé.

Un défaut d’incarnation, aussi, car cette absence des corps des victimes interdit aux familles d’accéder à la phase du deuil et les retient dans les limbes de la mélancolie, cette peine qui ne connait pas de terme, cette peine qui vous accompagne peut-être jusqu’au bout de vie et que vous transmettrez à vos propres enfants parce que la douleur s’est révélée trop lourde.

Le terme à la douleur n’est pas posé ici car il n’y a pas de rencontre avec celui que nous assumons de désigner comme le coupable de la mort des 157 occupants de cet avion, mais dont vous nous direz vous, si c’est le cas après avoir entendu la défense, laquelle ne manquera pas de contester, avec beaucoup d’élégance comme nous l’avons déjà constaté, les accusations dirigées contre YEMENIA.

Mais nous ne pouvons exercer notre droit de le désigner coupable, que par l’usage des symboles et des rituels qui structurent notre justice, puisqu’il n’y a pas d’incarnation.

Lorsque l’expert psychiatre interrogé, nous dit que l’un des moyens de parvenir au deuil est de faire porter le poids de sa souffrance sur les épaules de celui que l’on désigne comme étant le responsable, il nous prépare à ce que cela n’arrive pas dans ce dossier.

Cela n’arrivera pas parce que l’on sait maintenant depuis des décennies qu’il y a une banalité du mal, et que cette banalité conduit les dirigeants de YEMENIA à ne pas considérer nécessaire d’être présents devant vous, et devant les familles.

Il existe des personnes capables de se réfugier derrière un ordinateur pour ordonner des mécanismes qui vont conduire à la mort des autres.

De grands esprits ont écrit, à l’occasion de procès historiques, que la médiocrité du quotidien peut conduire au crime.

Et cette banalité, cette médiocrité du quotidien font que les auteurs qui auraient pu être présents aujourd’hui pour incarner Yéménia ne se sont pas déplacés, considérant que, comme leurs ordinateurs à l’époque des faits, ce sont maintenant leurs assureurs et leurs Conseils et les arguties juridiques qui les cacheront de leurs responsabilités

Le défaut d’incarnation n’est pas uniquement une souffrance pour les familles, il est aussi une honte faite à nous-mêmes, nous autres qui travaillons sur ce dossier depuis 13 ans, qui portons avec les moyens que nous n’avions pas, la souffrance de ces personnes, pour les accompagner sans retenue et qui tentons de leur expliquer, par exemple, que l’on peut être mort dans un avion aux côtés d’autres passagers mais ne pas être justiciable de la même juridiction, pouvoir, durant la phase de l’indemnisation, relever d’une convention « Montréal » beaucoup plus protectrice des droits des passagers ou d’une convention de « Varsovie » totalement obsolète.

Nous avons dû expliquer des choses inaudibles à des semblables qui nous ont questionné systématiquement :  pourquoi, alors que je souffre au même titre que les autres familles, je ne peux pas me constituer partie civile et souhaiter à mon tour la condamnation, des personnes responsables de cette souffrance.

Ces explications nous ne pourrons pas les donner au point de les rendre acceptables.

YEMENIA aurait pu, non pas rectifier cela, puisque vous l’avez dit, Madame le Président, nous sommes encadrés strictement par des règles de compétence sur lesquelles vous ne pouvez agir, Mais apporter une compensation, simplement par une présence qui aurait permis de déclarer : « Je ne suis pas caché derrière mon ordinateur, je ne suis pas caché derrière mes NOTAM, je ne suis pas caché derrière les excuses du conflit au Yémen, je suis là parce que je vous considère comme mes semblables et que je ne peux pas m’endormir ce soir, sans vous avoir affrontés, ni répondu à vos questions et surtout sans vous avoir dit, même qu’étant une société purement commerciale, nous avons de la compassion pour vous et de l’empathie ».

Rien ne sera dit aux familles.

Des explications ont été données mais je sais qu’elles sont fausses puisque cela fait 13 ans que nous les vivons bien avant le conflit Yéménia.

Cela fait 13 ans que nous le vivons.

Ca fait 13 ans que nous avons un conflit permanent sur tous sujets possibles dans ce dossier.

Rien ne nous est épargné.

Des ayants-droits sont morts avant d’être indemnisés.

Ils ne connaitrons même pas la réparation rituelle, symbolique que la justice pénale est capable de leur accorder.

Elles sont parties avec leur souffrance, sans aucune réparation ; vous avez devant vous des victimes dont certaines, sont ayants-droits de passager, puis ayants-droits d’autres ayant-droit.

La charge devient trop lourde sur une population qui a été frappée également dans son histoire par cet accident aux répercussions économiques lourdes.

Les conséquences économiques ne sont pas celles d’une perte d’exploitation, mais atteignent le PIB d’un pays ; nous sommes à l’échelle du PIB de l’Union des Comores.

Lorsque l’avion sombre avec les revenus que les passagers pouvaient apporter en prévision des fêtes qui sont les grands mariages, c’est une partie substantielle des revenus qui devaient faire vivre les familles au pays pour le reste de l’année, qui a sombré au fond de l’eau, sans aucune compensation… sans aucune compensation !

La perte, elle est psychologique, elle est économique, elle vient frapper une communauté qui fait partie des pays les plus pauvres au monde.

Et nous avons, nous, la charge depuis 13 ans, de venir devant vos juridictions incarner cela, tenter de l’incarner, avec des discussions qui furent, souvent, très difficiles, pour expliquer que par exemple, il était inadapté de parler de famille « nucléaire » qui est le modèle français organisées autour des parents, enfants, frères et sœurs lesquels sont alors présumés être des victimes par ricochet.

Parlons de la communauté comorienne, parlons de la famille comorienne.

Et bien, non, des refus, des refus… parce qu’il ne fallait pas ouvrir la boite de pandore, parce qu’il ne fallait pas trop juger in concreto pour ne pas reconnaître à un trop grand nombre la qualité de victimes, parce que si l'on avait dû la reconnaître, comment ferions-nous la prochaine fois qu’une communauté viendrait nous voir et nous expliquer que la composition élargie du modèle familiale justifie une extension du droit à indemnité.

Donc pas de réparation suffisante ; il ne nous reste plus qu'à nous raccrocher aux symboles aujourd’hui.

Cette incarnation manque, mais cette incarnation fut malgré tout, portée par une personne qui s’est exprimée et en nous bouleversant tous, nous expliquant combien la relation qu’elle avait avec sa maman était exceptionnelle.

Voilà une mère, qui de l’autre côté, est venue sauver sa fille, en lui disant, pendant les heures passées sur ce débris, qu’il fallait qu’elle vive.

Cette force-là, qui a été donnée par quelqu’un qui n’est plus là, est l’illustration de toute la force que cette communauté incarne devant vous.

Derrière le soleil de l’Océan Indien qui leur donne des sourires à chaque instant, se cachent des souffrances abyssales.

Au cours des débats, j’étais juste derrière.

J’ai vu des hommes et des femmes qui, ici, ne montrent rien, mais sortir bouleversés par des émotions qui vous traversent le corps parce que vous sentez tout à coup qu’il y avait toute cette charge, enfouie depuis des semaines, qu’ils ne vous montrent pas, puisque c’est la pudeur de cette communauté.

Ce courage est à l’opposé du comportement de la compagnie aérienne.

Quel était le risque pour un représentant de Yéménia d’être présent, quel était le risque pour lui puisqu’il serait reparti chez lui, de toute façon, dans la mesure où seule la personne morale est ici jugée ?

Vous ne pouviez rien lui faire, à part, peut-être, lui poser des questions désagréables.

Rien lui faire, mais lui pouvait tout leur faire, tout leur donner par le respect qui n’a jamais existé dans ce dossier et le respect qui n’a pas non plus existé dans le passé sur la liaison Sanaa-Moroni en particulier.

Et le courage fera défaut également, si jamais la défense tentait d’exploiter le doute ou si la défense tire argument du un principe qui veut que le prévenu ne soit pas tenu de contribuer à sa propre culpabilité, à sa propre condamnation en fournissant les éléments manquants à son accusateur.

Mais ces principes sont nés pour protéger les faibles ; ce sont des garanties qui ont émergé de notre droit pour protéger des citoyens, des justiciables qui pourraient être éventuellement confrontés à un pouvoir surpuissant et aveugles qui viendrait, pour des motifs contraires la loi, que l’on rencontre notamment dans des temps funestes de nos époques, instrumentaliser la justice pour leur nuire.

Mais lorsque l'on cache les choses, que l’on ne donne des éléments qu’avec parcimonie, que l’on attend l’ouverture de l’audience pour communiquer des expertises privées qui sont censées répondre à celles qui sont le fondement de l’accusation depuis des années, lorsque l’on vient dire «… la Compagnie YEMENIA ne peut pas être présente » et que celle-ci se cache derrière ses avocats, aussi méritants soient-ils, alors on n’est pas dans le courage, on est dans la manipulation.

Et c’est ce que les familles vous ont dit, systématiquement, quand elles sont venues vous voir, ensuite, à cette barre avec des mots qui étaient dignes et forts ; la vérité était posée là, l’évidence et l’évidence intuitive était posée là.

Ce courage manquera.

Et cette population qui a été frappée en raison du retentissement économique de cet accident, est également une population qui fut prise dans une dislocation du temps.

Le représentant d’une famille venu s’exprimer ce matin, nous a dit que le lien avait été coupé entre un homme et une femme.

Combien de liens ont été coupés comme cela ?

Mais, il n’y a pas que des liens entre les personnes qui ont été coupé ; le temps s'est disloqué.

Le 29 juin 2009 avait lieu l’accident.

Le 30 juin 2009 à 08 h30, j’étais présent au Consulat des Comores ; je vois venir, ce jour là qui était pour moi celui de la consultation gratuite que je délivrai deux fois par moi, une cohorte de personnes.

Je me retrouve mêlé à toute ces personnes angoissées, au milieu de gendarmes, de la médecine légale alors que l’on m’explique ce qu’il venait d’arriver.

Ce que je retiendrai pour le reste de ma carrière, ce sont les cris que j’ai pu entendre, alors que les familles étaient encore dans l’espoir que les passagers partis de Paris ou de Marseille n’avaient pas tous pris la liaison Sanaa-Moroni.

De l’espoir était né, dans l’esprit de tous, que peut-être leurs parents, leurs enfants, leurs frères ou leurs sœurs n’avaient pas pris ce vol-là mais peut-être le suivant.

Et lorsque les noms tombèrent dans la journée, et que les cris retentirent, le temps s’est disloqué.

Et sur le temps qui se disloque, on nous dit « le temps est disloqué, ô destin maudit, pourquoi suis-je né pour le remettre en place ? » (William SHAKESPEARE, Hamlet).

Telles est là la charge mélancolique portée par ces familles.

Elles sont destinées à remettre en place le temps disloqué  ; elles ont cette charge impossible de réparer pour eux, pour leur famille et pour les défunts, ce temps qui a disparu de leur existence.

Et pour les y aider, il aurait fallu qu’il y ait un « Yéménia » en face ne serait-ce que pour dire «nous avons fait face à un accident », et puis de poursuivre, « il s’agit effectivement d’un accident, nous en regrettons les conséquences et bien que nous nous défendons parce que nous estimons que pénalement nous ne sommes pas coupable, nous sommes là pour répondre de cet accident »

Or, par l’absence, l’accident n’a pas eu lieu dans l’esprit, dans l’histoire de Yéménia.

On l’efface, il est effacé depuis déjà 13 ans ; on dépêche des assureurs pour essayer de traiter le problème, voilà tout.

Yéménia a effacé ce point de rupture dans la course du temps, mais ne l’a pas réparé ; et il ne le sera pas plus demain.

Et cette communauté vient nous enseigner, à nous autres qui avons la chance pouvoir ce soir reprendre le cours de note vie, qu’il existe des souffrances que l’absence à double niveau empêche de soigner.

Nous avons cette chance de pouvoir quitter cette audience sans avoir perdu aucun de nos proches ; pourtant l’on reçoit une leçon extraordinaire de courage, par ceux qui continuent à vivre, tant bien que mal, à rester calme devant une défense forcément irritante puisqu’elle vient nier ce qui est pour eux une évidence, et qui sont venus, notamment par la parole de Madame BACARI, vous expliquer, que même dans des moments aussi terrifiants, et même lorsque l’on est à peine âgé de 12 ans, par la foi, et par le secours du lien qui n’a jamais cessé malgré la mort, il existe un espoir pour une vie accomplie.

Nous devons repartir avec cette leçon parce que c’est le passé qui sera le guide demain de nos vies, y compris, pour nous, même si nous nous sentons protégés par nos robes face à la peine des familles.

Cet événement qui, n’est pas de l’ordre de l’accident puisque que l’aléa fut rompu dès lors que les passagers sont montées dans cet avion, combien toutes les errances, les négligences et les fautes commises par Yéménia, comme, Maître Pauline LARRONDE-BUZAUD vous l’expliquera juste après moi, ne doit pas nous faire oublier que subsiste et subsistera toujours cette universalité de la douleur que nous ressentons, sans pour autant tomber dans la dictature de l’émotion,

Si vous devez rester rationnel et objectif dans votre décision, cela ne veut pas dire que vous ne pouvez pas prendre en compte le ressenti exact, mais lui donner la juste couleur. Si le ressenti ne doit pas emporter votre conviction, votre conviction peut tout à fait se nourrir du ressenti.

Et je finirai simplement ainsi : « Nul homme n’est une île, un tout en soi. Chaque homme est partie du continent, partie du large. Si une parcelle de terre est emportée par les flots, c’est une perte égale à celle d’un promontoire. La mort de tout homme me diminue parce que je suis membre du genre humain. Aussi, n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas, il sonne pour toi » (John DONNE, "Aucun homme n'est une île").


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Tribunal judiciaire 31eme chambre correctionnelle

Paris, le 30 mai 2022

Yann PREVOST

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